Ouverture du Séminaire, M-A Baudot
Première rencontre le 30 mars 2024 ouverture et présentation
Je partirai du séminaire Joyce le Sinthome pour relever la fonction que Lacan donne à ce qu’il nomme l’ego chez Joyce et comment cet ego opère chez l’écrivain. Lacan en parle en termes topologiques, décrivant ce qui rate du nœud de Joyce.
Si l’on suit Michel Bousseyroux l’erreur du nouage chez Joyce concerne un point où le réel ne surmonte pas le symbolique, ce qui libère le corps qui perd consistance dans ce moment où Joyce sent sa rage subitement disparue après l’épisode du passage à tabac par ses camarades.
Cet ego pour cet écrivain serait un imaginaire qui sert à réparer le défaut de nouage lequel manque à tenir le corps « qui se défait comme la peau d’un fruit trop mûr » écrit Joyce.
L’ego prend, chez lui, une fonction réparatrice, mais différente de celle propre au sinthome, qui est de réparer une faute du symbolique à surmonter en deux points l’imaginaire. Alors que la faute, dans le cas Joyce, porte sur le réel, et non pas sur le symbolique : elle porte sur le réel qui ne surmonte pas en un point le symbolique et qui libère le corps de son lien borroméen. L’ego de Joyce est un imaginaire de sécurité qui lui sert à réparer la maladie de la liberté de l’imaginaire dont il est affecté et que Lacan appelle alors « la maladie de la mentalité ». Son ego d’écrivain est sa réponse à cette maladie.
Je retiens cette faute de nouage en un point du réel au symbolique qui fait que le rapport au corps lâche par manque de nouage l’imaginaire. Son ego d’artiste corrige ce défaut ; il se fait un nom par son œuvre. On peut aussi s’intéresser aux noms de ses personnages qui sans doute contribuent à relier imaginaire et symbolique.
« Il y a en tout cas tous ces personnages comme autant de représentants, d’incarnations d’un sujet en vadrouille et puis il y a tous ces noms, cette profusion de noms, propre à produire une sorte d’étourdissement. Et pour finir ce parcours, juste cette remarque à propos de Finnegans Wake et des nominations : les noms sont tout aussi profus, mais ils se distordent, pour les personnages principaux, ils se réduisent à des initiales H.C.E. et A.L.P. Pour un peu cela pourrait nous conduire à une analogie avec le rêve et à la fonction de la lettre qu’il s’y révèle. La matérialité littérale devient l’objet d’une trituration infinie, ce qui n’est pas loin du travail du rêve qui ne cesse de s’amuser avec les lettres. »
J’aimerai revenir à la question du réel à partir du séminaire l’Éthique de la psychanalyse et en fonction de la question de la perversion que Lacan introduit dans la première leçon de ce séminaire.
Lacan évoque un changement de perspective apporté par Freud et sa conceptualisation par rapport à une conception de l’éthique plus ancienne portée par Aristote dans L’éthique à Nicomaque. En mettant en évidence les pulsions partielles qui gouvernent la sexualité infantile Freud donne aux pulsions partielles une qualité qui les intègre dans une certaine normalité alors qu’Aristote rejetait comme monstrueux les actes sexuels adultes gouvernés par ces pulsions.
Cette question, Freud l’aborde autrement, il y porte l’éclairage de la sexualité infantile qui donne ses particularités à la sexualité adulte, en même temps il y apporte la question de la structure et des mécanismes de défense : refoulement prédominant dans la névrose, démenti dans la perversion, déni dans la psychose.
Pour plus de précisions sur la spécificité de ces mécanismes de défense, on peut se reporter au livre de Solal Rabinovitch.
Cette perspective ouverte par la découverte freudienne de l’inconscient et du refoulement a été préparée par les apports des sciences et des techniques. Les applications qui sont faites à partir des progrès dans la transmission d’information : la téléphonie, les appareils optiques, les rayons x, modifient le rapport de la pensée au monde qui l’entoure. La psychanalyse est née en même temps que le cinéma et les apports de l’une et de l’autre vont permettre d’inscrire la découverte de l’inconscient au cœur de la pensée.
La pasteurisation, la téléphonie, la possibilité de diagnostiquer des atteintes à l’intérieur du corps, ces progrès techniques permettent de voir l’invisible. Cette possibilité, par un déplacement au niveau de la pensée, ouvre la possibilité de penser l’inconscient refoulé et modifie progressivement et fondamentalement la subjectivé.
Dany Robert Dufour situe ces changements dont nous sommes témoins tout autant que partie prenante souvent malgré nous à partir de la dérégulation de la monnaie qui n’est plus corrélée à l’étalon or : Nixon annonce le 15/8/1971 la fin de la convertibilité du dollar en or. Monnaie papier sans équivalent concret qui contribue à l’inflation et à la crise des « subprimes » à partir du moment où, après une forte augmentation du niveau de vie, le prix de l’immobilier baisse endettant les ménages.
En lien avec ce désarrimage de la valeur d’avec son correspondant concret, le libéralisme financier incite à faire des profits sans mesure. Ce que DRD revisite dans le champ de l’économie avec « La fable des abeilles » Mandeville 1714 :
» Pour Bernard Mandeville, le vice, qui conduit à la recherche de richesses et de puissance, produit involontairement de la vertu parce qu’en libérant les appétits, il apporte une opulence supposée ruisseler du haut en bas de la société. Aussi, Mandeville soutient que la guerre, le vol, la prostitution, l’alcool et les drogues, la cupidité, etc. contribuent finalement « à l’avantage de la société civile ». « Soyez aussi avides, égoïstes, dépensiers pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens1. »
Je ne suivrai pas DRD dans toutes ses conclusions, je pense que ses propositions nécessitent des discussions plus approfondies.
Si la dérégulation produite par le libéralisme financier met les individus perversement organisés aux commandes du système comme le pointe DRD, nous pouvons constater que l’accroissement du profit des uns produit de la pauvreté pour les autres et augmente les inégalités qui n’ont jamais été aussi extrêmes.
Posant autrement cette question, un livre qui met “l’esclavage aux sources du capitalisme” vient de paraître en Angleterre.
Cette chronologie nous permet de tracer un fil jusqu’à nos jours, pourra nous conduire aux questions qui touchent notre modernité et qui nous arrivent au fil des paroles recueillies dans l’espace public. J’en cite deux exemples :
« Aujourd’hui on ne peut plus parler avec les autres, si je disais une partie seulement de ce que je pense à mes amis ce serait la rupture. »
« Dans ces milieux -féministes- on écoute de la musique sans paroles parce que les paroles engagent des polémiques »
Que s’est-il passé et poursuivi, depuis quels antécédents, pour que nous soyons aussi tentés de nous passer de paroles pour éviter d’entrer en conflit avec les autres ?
C’est aussi ce qui a lieu quand un sujet se réfugie dans l’addiction à une drogue ou à une conduite pour revenir à la clinique, symptomatologie qui n’arrête pas de se généraliser traduisant un malaise, un mal-être généralisé qui pousse à cette même solution de se passer de la parole, de permet de se passer de l’autre, d’éviter la relation langagière.
Ce refus de la division conséquence de la prise de parole se généralise. La première perte d’être qu’induit le fait de parler et son deuxième temps, qui constitue une symbolisation du manque qui s’y engage sont mises en question.
Lacan s’arrête dans la suite de cette première leçon du séminaire sur les textes de Freud Malaise dans la civilisation (1930), puis Au-delà du principe de plaisir sur lesquels nous pourrions nous arrêter un moment.
Ces textes conjuguent civilisation, destructivité et pulsion de mort après la première guerre mondiale et à l’approche de la deuxième.
Cette pulsion destructrice se manifeste aujourd’hui à « ciel ouvert », comme nous en sommes témoins. Nous pouvons penser que les guerres, les génocides, les exclusions, corrélées aus affirmations identitaires, relèvent du rejet de la division subjective et du clivage du moi qui en résulte.
S’agit-il d’une perversion généralisée comme l’écrit Dany-Robert Dufour, à l’œuvre dans l’érection de figures politiques revendiquant d’être au-dessus des lois, n’ayant pour règle que leur profit, assouvissant leurs pulsions de domination par l’abus et une corruption qui ne se cache pas ?
L’obscénité de ces attitudes étale au grand jour ce qui devrait rester caché.
Nous pourrions revisiter le texte de Kant avec Sade sur lequel des membres de l’association ont déjà travaillé.
Le Malaise dans la civilisation de Freud traite du refoulement pulsionnel qui est imposé par la vie collective, d’un nécessaire sacrifice de la pulsion pour participer au bien-être commun. Nous sommes aujourd’hui dans un au-delà de ces obligations qui se matérialise dans des manifestations de cette pulsion de mort mise à jour par Freud.
Comme l’écrit Jeanne Drevet :
« Pour conclure, rappelons que Lacan aborde ce passage entre pulsion de mort et pulsion de destruction dans la séance du 4 mai 1960, intitulée d’ailleurs « pulsion de mort ». La pulsion comme telle de destruction doit être au-delà de la tendance au retour à l’inanimé ; ce doit être une volonté de destruction directe, dit-il. »
Bien d’autres questions viendront au fil de la lecture de ce séminaire et je propose de partir de ce fil pour prolonger la réflexion qu’il engage à propos des questions contemporaines qui actualisent un certain rapport de l’homme au collectif sur lequel il influe en retour comme le signalait le petit schéma fait par Lacan dans le séminaire le transfert et repris dans l’envers de la psychanalyse à propos des discours.
Nous sommes en attente que deux membres de l’association nous rejoignent pour animer ce séminaire qui fonctionnera avec des invités extérieurs comme précédemment pour le séminaire public organisé par l’Association de psychanalyse Encore.